"L'apparence n'est rien, c'est au fond du coeur qu'est la plaie" Euripide
vendredi 5 octobre 2012
La visite médicale
Elle a pas eu de chance. La visite tombait à l'heure ou je commence habituellement à être fatiguée, et j'aime pas trop parler dans ces moments là.. Mais là j'étais fatiguée depuis trois jours, à force de vagabonder avec mon sac de voyage et de me lever tous les matins sans savoir ou je dormirais le soir même, alors c'était pire. Pas chanceuse donc, la meuf.
Ce qu'elle pouvait pas savoir non plus, c'est qu'avant d'arriver dans son cabinet pourri, j'avais pris le métro, que je hais, pour la première fois depuis Mathusalem, je m'étais égarée dans Saint Germain des Prés sans réussir à demander mon chemin aux mille femmes guindées dans des vêtements en cuir trop serrés et élevée sur des chaussures brillantes de plusieurs dizaines de centimètres de talon. Un SDF m'a proposé de venir m'asseoir à côté de lui, effectivement avec mon gros sac sur le dos, mon chignon mal coiffé dont dépassent pleins de petites nattes, mes fringues usées, de couleurs ternes, plusieurs pulls, plusieurs vestes, une grosse écharpe sale, tout ca parce qu'il fait froid, je porte à confusion. Je détonne confrontée à la rigidité des apparences de Saint Germain.
Non, tout ça elle pouvait pas le savoir. Et encore moins le désarroi que j'ai ressenti en parvenant enfin au 45 rue des Saints Pères. Un immense batiment, la faculté de médecine de Paris Descartes, et en face, à une dizaine de mètres, les lettres rouges "Science Po". Je bois la tasse dans une grosse vague de souvenirs, deux ans plus tard dans cette même rue des Saints Pères. Je me rappelle des Journées portes ouvertes un samedi matin en 2010, de mes déambulations tranquilles dans les couloirs avec ma mère, essayant de m'aggriper au plus de détails possibles songeant que bientôt tout cela serait à moi aussi. Deux concours et deux echecs plus tard, je suis juste perplexe devant cette enseigne aux lettres rouges, sans savoir si ce que je ressent s'approche plus du dégout, de l'amertume, de la tristesse ou de l'indifférence. Parce que quelque part, on m'a donné les moyens d'y parvenir, on m'a plus ou moins promis un avenir parmi l'élite de la nation, et aujourd'hui je suis en première année de DUT Carrières Sociales. Cherchez l'erreur.
Sauf que voilà, maintenant tout ça c'est fini, il n'y a plus aucun espoir pour Science Po, et quelque part je m'étais fait une raison, ou en tout cas j'ai tout mis dans un coin de ma tête pour ne pas y penser. Je sais très bien faire cela, éviter les problèmes. J'ai tourné les talons vers le numéro 45 et je me suis engagée dans un dédale de couloirs moches à pleurer. Tout ça pour arriver, après 3 étages montés par erreur, porte T145, devant le service de médecine préventive. Devant le médecin, appelons la Martine, chargée de remplir mon dossier médical pour certifier que je suis une bonne petite future Assistante sociale en bonne santé, ou pas, justement. Sauf que Martine, comme dit plus haut effectivement elle m'a pas vu au bon endroit, au bon moment.
Martine : "Vous fumez?"
"Oui."
"Combien?"
"6 à 10 par jour."
"Buvez vous de l'alcool régulièrement?"
Oui. J'ai répondu:
"Non."
"Consommez vous du cannabis?"
Oui.
"Non."
Elle pianotait mes réponses sur son clavier en regardant son écran, en me posant machinalement ses questions sans même faire semblant de s'y intéresser. Déjà ces intrusions dans ma vie ça m'agaçait, moi j'aime pas trop qu'on m'attaque de front comme ça.
"Vos parents ont-ils des problèmes de santé? Vos grand-parents ?"
"Qu'est ce qu'ils viennent faire là dedans ceux là? Vous pouvez pas les laisser là ou ils sont ?"
Coup d'oeil assassin de Martine qui apparement n'aime pas trop être contredite:
"Les chiens ne font pas des chats mademoiselle."
Connasse.
"Ecoutez tout le monde va bien, c'est cool et tout. Par contre moi je suis sous traitement antidépresseur depuis quelques temps déjà, ça peut être un truc sympa à noter dans votre machine, non?"
"On parlera de vous plus tard. Vos parents ont-ils des problèmes de santé ? "
"Non mais vous êtes sérieuse là ? Je viens de vous dire qu'ils vont bien, vous m'écoutez ou pas?"
"Pas de cancer, de maladie génétique, de diabète?"
"Mais NON putain."
"Vos grands-parents?"
"Quoi mes grands-parents?"
"Ils ont des problèmes de santé vos grand-parents?"
"Non. Ils sont vieux c'est tout. Ça va pas tarder à nous arriver. Enfin surtout à vous."
Dix minutes plus tard.
"Et donc vous êtes dépressive ? Pourquoi ?"
"Je suis pas dépressive. Je suis Gabrielle."
"..."
Elle attendait la suite Martine.
"J'ai souffert de dépression, maintenant c'est fini, voilà."
"Pourquoi?"
"Ca vous regarde pas."
"C'est dans votre intérêt."
"Quand même. Ca vous regarde pas."
"Vous avez votre carnet de santé?"
"Non."
"Pourquoi?"
Mais c'est pas possible cette manie de vouloir tout savoir sur tout, c'est incroyable ça.
"Parce que je vis plus chez moi en ce moment."
"Et alors ?"
"Ba c'est tout."
"On vous a demandé votre carnet de santé pour vous présenter à la visite médicale. Il vous appartient c'est à vous de le conserver. Vous êtes une adulte maintenant."
"Mais adulte ou pas j'ai pas besoin d'avoir ce truc pour me rappeler que mes vaccins sont faits, puisque je vous dit qu'ils sont faits."
"Mais moi je n'ai pas votre carnet de santé."
"C'est un fait. Je ne peut pas le nier. Après, quelque part, vous ne l'avez pas, je l'ai pas non plus. On peut en discuter longtemps, mais je peut rien faire pour vous aider. Etant donné que je ne l'ai pas."
Pas contente Martine. Après ces formalités nous avons pu entrer dans le vif du sujet, pesage, mesurage et tout ce qui s'en suit. A la fin de mon analyse, elle me lâche:
"Bon la santé physique ça va plutot bien. Par contre ce qui est de la santé psychique..."
"Déformation professionnelle Martine. C'est quoi ce lien de cause à effet tout minable ? C'est pas parce que je suis plus en contact avec mes parents et que je dors dehors que je vais mal dans ma tête. Ma santé psychique se porte très bien mais c'est gentil de s'en inquiéter."
Connasse.
"OK. Bon vous reviendrez avec votre carnet de santé dés que vous l'aurez."
"Non."
"Si."
"L'espoir fait vivre. Au revoir Martine."
J'ai donné un grand coup de pied dans sa porte et je me suis tirée. Devant la fac de médecine, pleins d'étudiants prenaient leur pause clope, impossible d'emprunter le trottoir. Avec mon gros sac j'en ai écarté quelques un de ma voie puis j'ai marché sur la route en faisant des doigts aux bagnoles qui me klaxonnaient. Je n'ai pas levé les yeux vers les lettres rouges de Science Po. J'ai tourné le dos à toute cette merde et je suis rentrée à Versailles pour retrouver le bordel et la pluie que j'avais quittés le matin même.Mais ça c'est une autre histoire.
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prêter à confusion et non porter à confusion *
RépondreSupprimerbon moyen de s'en souvenir : "prêter à confusion et porter préjudice".
Bonne continuation !
(pauvre Martine haha)
Je savais pas que t'avais autant de couilles ma chère gabrielle :)
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