"L'apparence n'est rien, c'est au fond du coeur qu'est la plaie" Euripide

lundi 2 mars 2015

La route est longue

Long is the Way.



"Joli visage."
"Merci"
"Tu veux une bière ?"
"Non merci, la bière à dix heures du matin c'est pas trop mon truc"
"Ah je comprends. Tiens, prends de la vodka alors!"

Pas de surprise, pas de doutes. Oui, l'alcool ça réchauffe mieux que l'eau quand tu passes la journée dehors. Et ça fait passer le temps quand on s'ennuie, boire devient une activité en soi. Aucune hésitation. "Non merci c'est gentil." Rien d'autre à dire. A quoi bon essayer de les raisonner ?

"Qu'est ce que tu fais là mademoiselle ?"
"Je viens voir un copain."

Une vingtaine de personnes se tassent devant la petite porte de l'Accueil de jour, boivent de la Poliakov dans des gobelets en plastique, fument des cigarettes extorquées aux passants moitié compatissants, moitié écœurés, et parlent, parlent, parlent...

"Hé mais j'te connais toi ! Qu'ess'tu fous là?"

C'est S. qui m'a reconnu le premier. Il me serre dans ses bras, me fais la bise. On ne s'est pas vus depuis longtemps mais je me rappelle qu'il ne m'aime pas trop. Moi non plus, trop violent, trop agressif. Il ne me fait pas peur mais je n'apprécie pas ça. De toute façon si il viens me parler, c'est pour me demander du shit. "Désolée j'ai rien." Regard déçu. Je perd tout intérêt instantanément. Je pense à sa fille de 8 ans, me demande ou elle est, ce qu'elle fait quand son père est ivre mort du matin au soir, c'est à dire tous les jours.
Je croise J-M, un africain de 40 ans qui en parait 65. Lui ne me reconnait pas de suite. Il ne parviens pas à mettre un prénom sur mon visage, ni à se souvenir de ou on se connait. Pourtant on en a passé du temps ensemble dans le train à jouer aux cartes. Il sent l'alcool à plein nez. Je sais que parfois il dort à la Défense le soir quand il est trop saoul pour bouger jusqu'au CHU. Il a quasiment l'age d'être mon père et je relève l'absurdité de ceux qui ne conçoivent la misère sociale et le chômage que comme un problème de jeunes.

Je rentre dans le bâtiment, croise des gamins de mon age assis derrière un bureau, polis, peu souriants, peu bavards. Je commence mon activité préférée du matin, à savoir expliquer qui je suis et pourquoi je suis là. Ils sont moniteurs éducateurs et surtout les bras ballants. Je jette un œil à la liste des entrées : déjà 100 personnes sont venues prendre une douche, un petit-déjeuner, recharger leur téléphone ou faire une lessive. Le centre n'est ouvert que depuis une heure.  

On entend des hurlements dans la rue. Des mecs bourrés s'engueulent, insultent leurs mères respectives, se bousculent. "C'est normal ici. Ya rien à faire, tu attends qu'ils se calment." Je ne suis pas très convaincue, et encore moins quand un des gars sort un couteau et le pointe sous le nez de l'autre.

"Tu touches pas à mes enfants ! Personne touche à mes enfants sinon je le tue ! Je le plante, sur ma vie, je le bute celui qui touche à mes gosses."
"Personne vas toucher à tes gosses. Maintenant range ça de suite, ya les keufs juste là regarde."
"Tiens je te le laisse, prends le."

El la lame atterris dans tes mains. Tu désamorces une crise, me vois, grand sourire sous le début de calvitie. "Putain je pensais pas que tu viendrais, viens on va faire le tour." Tu ne me présentes plus comme ta petite sœur mais comme une futur éduc.
Le centre me parait d'une taille ridicule pour le nombre de personnes à faire entrer dedans. Parfois 250 en deux heures et demie et seulement deux assistants de service social. Une poignée d'éducateurs et de stagiaires, une dizaine de dames versaillaises bénévoles qui préparent le café ici depuis que leurs enfants ont quitté la maison. Avoir une utilité sociale... Des blancs, des noirs, des arabes, des asiatiques, des vieux, des jeunes,  très peu de femmes, venus manger un peu, mais surtout trouver de la chaleur humaine... Tout le monde s'exprime différemment, certains comme S. hurlent et tiennent des propos racistes contre les tibétains du foyer d'à côté, certains volent les stylos du bureau juste pour s'observer agir sur leur monde, certains ont juste besoin de rester assis et de regarder les autres passer en souriant.
Chacun est là pour se sentir vivre un peu. Toi comme les autres. Et moi aussi.

"Tu peux me dire que je suis un arabe, pour moi c'est pas une insulte, c'est ce que je suis. Par contre ne me traite pas de "sale arabe", tu sais moi je me lave deux fois par jour parfois trois, alors "propre arabe" si tu veux, mais pas "sale".

Je t'écoute parler à ces paumés, ces déficients et autres inadaptés, je te trouve tellement juste, si droit, j'ai tant à apprendre de toi. Et pourtant... je me rappelle très bien quand tu étais de l'autre côté de la barrière, quand c'était toi qui essayait de gratter un euro pour t'acheter un flash, quand tu étais ivre du matin au soir., ces semaines ou je vous quittais et te laissais mon appart pour que tu puisses t'abriter quelques nuits. Qui aurait cru à cette époque que tu parviendrais jusqu'ici ? Certainement pas toi.
 On y arrivera ensemble alors. Et toutes les prochaines fois ou on sera dans la rue ce sera pour tendre la main aux autre, plus pour s'y abimer.

Ca me donne envie de bouffer de l'espoir jusqu'à en crever, et le déverser partout. Aller dire à ceux qui ne croient en rien que c'est possible, que tu l'as fais, que moi aussi je vais le faire, qu'on peut y arriver: à s'en sortir. Agir avec amour, toujours, tout le temps.Se sortir les doigts du cul au lieu de se complaire dans tout ce qui ne va pas, parce que oui énormément de choses ne vont pas, mais ça peut marcher quand même. Si on s'aime, si on y croit, si on s'acharne et qu'on s'échine.

La route est longue. Le combat n'est jamais fini.
Mais peut on décemment renoncer à se battre ?


MERCI