Amsterdam. Il fait nuit et je suis
seule. Une redescente d'une violence vibrante et agréable d'un tout
premier trip aux psychédéliques me ramène dans un monde
monstrueusement vide et plein en même temps. Les lampadaires
immenses reflètent leur lueur sur les canaux tellement paisibles
qu'on pourrait croire des miroirs. Je décide de marcher jusqu'à
comprendre quelque chose.
Chaque pas sensé me ramener à moi
même par la force des choses et de l'habitude ne fait que m'éloigner
physiquement de chez moi. J'ai marché pendant plus d'une heure, les
sens en veille, et me suis arrêté en me rendant compte que j'étais
déjà très loin et que je ne pouvais pas espérer de mon corps
qu'il continue sa route et revienne sur ses pas plus tard. J'étais
sur un grand quai, d'une géométrie exemplaire, qui donnait sur la
mer. J'avais peur mais je ne savais pas de quoi, comme ça m'arrivait
souvent à cette période là, quand je n'avais pas encore compris
que les choses les plus sombres qui me terrifiaient étaient
profondément ancrées en moi même. Et sur ce quai gigantesque ou ne
se trouvait pas un seul bateau ou âme, j'ai été frappée par ce
grand lieu commun qu'est l'absence totale de sens. Tout était plus
que jamais désespérément vide et plein.
J'ai pris le chemin du retour, ma peur
sous le bras, les jambes alertes mais un peu fébriles. Les méninges
crispés toujours dans cette même volonté de comprendre qui
n'aboutit pas.
Je me rappelle avoir écouté High
Voltage Queen sur la fin du trajet et y avoir pris un pied absolument
incroyable que seuls peuvent comprendre ceux qui ont vécu
l'association virulente de drogue et de musique, capable de remuer,
indomptable, tout ce qu'on a soigneusement enfoui dans les tréfonds
de notre inconscient depuis si longtemps. Jamais les tremblements de
cette chanson ne cesseront de parcourir ma peau, comme l'application
ferme d'une loi juste. Jamais je n'oublierai la rue déserte et
droite qui menait jusqu'au terrain de basket devant la péniche ou
nous habitions depuis quelques jours. Tout transpirait une sérénité
absolue dont je m'imprégnais sans tenter de le faire, la musique
obsédante s'occupait de tout, il n'y avait plus besoin de réfléchir.
Tout allait bien.
J'ai grimpé sur le pont de la péniche
et suis tombée nez à nez avec un héron qui avait l'air habitué
des lieux. On s'est regardés pendant quelques temps, parfaitement
calmes, lui lissant ses plumes et vaquant à ses activités d'oiseau,
et moi roulant un joint, nous faisions partie du même monde, on ne
se dérangeait pas, silencieux. Au petit jour, je suis allée
réveiller L. pour partager avec lui la douceur de cet univers que je
découvrais petit à petit, qui cependant avait probablement toujours
été là. Nous nous sommes installés sur le pont, enlacés. Le
héron était parti.
J'étais à ce moment là, lovée dans
la chaleur humaine après des heures de pèlerinage solitaire,
recrachant une fumée de la même couleur que mes songes, très
proche d'une forme d'amour considérée comme pur, incroyablement
vide et incroyablement pleine.